Face au cœur humain dans la tempête

L’évangélisation au temps de l’oubli. Par Erik Varden.

Conférence donnée le 8 février 2024 à la faculté de théologie de l’Université de Navarre. Traduction à notre initiative, pour faire connaître ce texte magnifique. Lien vers la vidéo (espagnol) ici. Lien vers texte (anglais) ici.

Rembrandt van Rijn, Le Christ dans la tempête sur la mer de Galilée (1633). Wikimedia Commons.

L’épopée de Gilgamesh est l’une des plus anciennes œuvres de l’esprit humain qui nous soit parvenue. Gilgamesh était roi d’Uruk, sur la rive nord de l’Euphrate, vers 2800 avant J.-C., lorsque les cités-états sumériennes connurent leur premier essor. Les plus anciens recueils de poèmes de Gilgamesh, conservés sur des tablettes d’argile, datent d’environ 2000. Leurs différentes versions furent élaborées dans des langues et des lieux différents pendant 800 ans, avant d’atteindre leur forme épique standard vers 1200.

Issu de l’étreinte d’une déesse avec un homme, Gilgamesh était un mortel, bien que suffisamment empreint de divinité pour aspirer à une vie éternelle. Cette aspiration – non canalisée, donc frustrée – s’exprimait par un esprit d’entreprise féroce et une ambition sans limite. Gilgamesh épuisa le peuple d’Uruk, qui implora les dieux de façonner un héros capable d’absorber l’agitation de leur roi : Qu’il soit à la hauteur de la tempête de son cœur », prièrent-ils, « qu’ils rivalisent l’un avec l’autre, afin qu’Uruk puisse trouver le repos ». La réponse à cette prière fut Enkidu, un homme aux capacités préternaturelles, qui gagna l’amitié de Gilgamesh. Ensemble, ils voyagèrent au bout du monde, partis à l’aventure, chacun étant pour l’autre une source de courage et de réconfort. La mort d’Enkidu fut à l’origine d’une crise chez Gilgamesh. Sa réticence à remettre le corps de son ami au tombeau lui fit prendre conscience du caractère éphémère de l’existence humaine : « Je refusai de confier son corps à la sépulture », dit Gilgamesh, « jusqu’à ce qu’un ver tombe de sa narine ». Il réalisa que c’était le sort qui lui était réservé. Il ne pouvait pas supporter de rester assis et d’attendre. Il se mit donc à errer, fuyant les rappels de sa mortalité :

J’avais peur de mourir à mon tour, […]
ce qu’il était advenu de mon ami Enkidu était trop dur à supporter,
alors, sur un chemin lointain, j’erre dans la nature.

Gilgamesh courut contre le soleil. Il partit à la recherche d’Uta-napishti, le Noé de Babylone, survivant du déluge. Il plongea au fond de la mer pour cueillir une plante qui redonnait la jeunesse, qu’un serpent s’empressa d’emporter. Pendant ce temps, les dieux appelaient : « Gilgamesh, où es-tu ? Gilgamesh, où erres-tu ? La vie que tu cherches, tu ne la trouveras jamais ». À la fin de l’épopée, nous retrouvons Gilgamesh à Uruk, devant le mur d’enceinte qu’il avait construit. Gilgamesh considéra ce mur monumental comme sa dernière prétention à l’immortalité. Il disparut, bien sûr, aussi sûrement que les œuvres de l’Ozymandias de Shelley. Le mot seul, apparemment fugace mais merveilleusement capable de franchir la distance de 4 000 ans, permet à Gilgamesh de vivre encore parmi nous, une présence proche et étrangement troublante.

Je dis « troublant » parce que Gilgamesh pourrait être notre contemporain. C’est un mégalomane, amoureux de sa puissance mais incertain de son but, hanté par la mort, perplexe face aux désirs de son cœur, courageux face à l’absurde, mais accablé par la tristesse. Le refus de Gilgamesh de rester immobile est particulièrement frappant. Plus son désespoir est grand, plus ses mouvements sont frénétiques : rappelez-vous, il tenta de devancer la course du soleil. Cette tendance est aussi vieille que l’humanité. Pourtant, jamais les femmes et les hommes n’ont été aussi bien équipés qu’aujourd’hui pour s’y adonner.

La fascination moderne pour le mouvement et le changement est disséquée dans un livre publié en 2018 par François-Xavier Bellamy, une figure notable de la vie politique et intellectuelle française – deux domaines qui ne se croisent peut-être pas assez souvent. Bellamy soutient qu’une transformation progressive de la conscience s’est amorcée dans le sillage de la révolution scientifique provoquée par Copernic et Galilée. Alors que Gilgamesh faisait l’expérience de la contingence humaine dans un monde censé être stable, nous, modernes, considérons le changement comme une loi universelle. Nous tenons pour acquis que rien ne dure, que nous sommes des grains de poussière dans un univers en expansion, que la réalité en tant que telle avance sans but précis, sans centre. La seule chose à laquelle il nous reste à croire est le mouvement, le « progrès ». Nous le poursuivons religieusement. Les idéologies du XXe siècle ont fait du progrès une valeur absolue. L’économie de marché se fonde sur lui. Il s’impose de plus en plus dans l’anthropologie. Le récit du « transhumanisme » ne relève plus de l’hyperbole orwellienne. Il nous est présenté comme l’inévitable prochaine étape du « progrès », dont certains prédisent qu’elle verra les êtres humains dépassés par la machine. Nous avons tellement succombé à ce mode de pensée, note Bellamy, que « la modernité se caractérise par une immense rage contre tous ceux qui refusent de suivre son rythme ». Notre passion pour le changement est devenue obsessionnelle et totalitaire.

Cette passion, nous la rencontrons aussi dans l’Église. Elle est à l’origine de tensions importantes qui agitent le corps ecclésial au point de menacer son unité. Il semble opportun de l’aborder dans le cadre d’une université dont la tâche est de rendre la Parole de Dieu intelligible aujourd’hui tout en restant fidèle à une tradition ininterrompue. La Parole de Dieu ne parle pas dans le vide, mais aux esprits et aux cœurs, suscitant une réponse. Ses interprètes doivent s’adresser à des personnes réelles, à des personnes de leur temps. Mais comment faire passer notre message ? Par quelles approches, images et termes le kérygme de l’Église peut-il être rendu resplendissant à notre époque en pleine mutation, transmettant « ce qu’elle est réellement, non pas une parole d’hommes, mais la parole de Dieu » (1 Thessaloniciens 2.13), en tant qu’évangélisation décisive ? Quelle est la parole libératrice que notre monde aspire à entendre ? Qu’est-ce qui, dans l’angoisse de nos contemporains, est essentiel, qu’est-ce qui est simplement de l’heure ? Répondre à ces questions, c’est identifier une tâche ecclésiale et évangélique. Je n’ai pas la prétention de prétendre le faire dans le cadre d’une conférence. Ce que je vais tenter de faire est plus simple.

Tout d’abord, je proposerai quatre perspectives d’évangélisation en réfléchissant au potentiel sémantique du mot « catholique », un mot qui qualifie notre entreprise théologique et annonce notre mission. Ensuite, je me pencherai sur une caractéristique curieuse du climat catholique actuel, du moins dans le monde occidental : la tendance des personnes très âgées à traiter les jeunes de rétrogrades et les conflits qui surgissent au sujet de la garde légitime de la tradition. Les querelles intergénérationnelles sur ce qu’il faut garder au grenier et ce qu’il faut en descendre sont banales. Elles se produisent à toutes les époques. Ici et maintenant, cependant, elles sont particulièrement chargées, conditionnées par une expérience vérifiable de rupture. En considérant sereinement cette rupture, nous pouvons espérer, c’est ma troisième section, y apporter aussi une évangélisation en vue de la guérison. Cette question me préoccupe. Peut-être vous concerne-t-elle aussi.

Qu’est-ce qui est catholique ?

L’adjectif « catholique » nous est parvenu par le latin à partir du grec, où il se présente sous la forme d’un adverbe, kath’holon, qui signifie « selon l’ensemble ». Aristote oppose ce qui est kath’holon à ce qui est kath’hekaston, « relevant du particulier ». Il est « catholique » de contenir une somme de particularités et d’en faire un tout élégant. À cet égard, je suis redevable à Dame Gertrude Brown, une religieuse de Stanbrook, d’une brillante intuition. Au début des années 1980, elle fut envoyée aux États-Unis pour aider une communauté réconciliée avec l’Église après avoir été mêlée à ce que l’on a appelé l’affaire de l’hérésie de Boston. Dame Gertrude était heureuse d’accompagner un élargissement des perspectives parmi les sœurs et les frères. Un jour, elle écrivit à Stanbrook, ravie. L’homélie prêchée ce matin-là lors de la messe avait été « très bonne. Marques d’une véritable spiritualité chrétienne – trinitaire, christocentrique, biblique, doctrinale, liturgique, catholique, c’est-à-dire hospitalière ». Je considère que cette définition de « catholique » comme « hospitalier » est inspirée. Être catholique, c’est habiter un vaste espace accueillant et y respirer un air de fraîcheur alpine. Une construction théologique dans laquelle nous ne cessons de nous cogner la tête au plafond, oppressés par l’odeur de vieilles chaussettes, peut avoir besoin d’être testée pour sa catholicité. Cela dit, être hospitalier, c’est inviter des hôtes à la maison, et une maison a des limites. De plus, un foyer est un espace que l’on habite et que l’on aime. Pour revendiquer une maison en tant que telle, il ne suffit pas d’être capable de détailler son mobilier ; nous devons en faire usage, la chérir, la faire nôtre. Un théologien catholique est quelqu’un qui accueille la tradition catholique dans sa plénitude avec la gracieuseté d’un invité, de plus en plus reconnaissant d’y trouver un foyer et se réjouissant d’inviter d’autres personnes à y entrer, pour leur permettre de rentrer chez eux également.

Une deuxième caractéristique, décrite dans le « canon » de Vincent de Lérins, est la suivante : la vérité catholique est ce qui a été cru partout, toujours et par tous. Il ne s’agit pas de soutenir que la théologie est statique, mais de dire que l’objet de la théologie ne change pas. Cet objet est donné, révélé et appelle à la révérence. La théologie qui aspire à être catholique ne peut pas être réorientée vers des causes moins importantes. Nous devons nous méfier des projets qui visent à développer une théologie « de » ceci ou de cela ; de même, nous devons nous méfier des tentatives de lier la théologie à des étiquettes descriptives et politiques d’identité. La théologie est l’engagement intelligent, humble et priant avec le dépôt de la foi transmise dans l’Église, rien de moins. Lorsque l’Église essaie de suivre les modes passagères, elle est vouée à l’échec. Elle aura toujours quelques longueurs de retard. Elle risque de faire piètre figure, voire d’être comique, comme des parents d’âge mûr qui tentent d’adopter le code vestimentaire de leurs enfants adolescents. Ce fait révèle la fragilité de la sous-culturation. Il nous enseigne que l’engagement catholique dans la culture contemporaine doit toucher les eaux calmes des profondeurs, et non les déchets échoués sur les plages.

Pour considérer un troisième aspect du mot « catholique », revenons à la définition d’Aristote. Être kath’holon, dit-il, c’est générer un tout à partir de parties disparates. Cela présuppose une capacité à supporter un certain degré de tension. Les dogmes clés de notre foi (la Trinité, l’union hypostatique, la résurrection du corps) sont des formules extrêmement sophistiquées de paradoxe équilibré. La nature globale de la pensée catholique exige de ceux qui l’exercent une discipline d’esprit bien formée et rigoureuse. Le théologien catholique doit connaître les Écritures, qu’il devrait idéalement étudier dans les langues dans lesquelles elles ont été écrites ; il doit être familier avec la philosophie, ancienne et moderne, avoir une bonne connaissance de l’histoire, comprendre la forme et le développement de la doctrine, et être capable de rechercher la vérité catholique, non seulement dans les manuels, mais aussi dans le Graduel et le Missel, ainsi que dans l’hagiographie. À une époque où les facultés de théologie sont évincées des universités, il est vital de maintenir l’intégrité intellectuelle de la discipline. Les sociologues nous disent que la transmission résiduelle de la foi au sein des communautés est, en Occident, un modèle en voie d’effondrement. Le croyant de l’avenir est susceptible d’avoir fait un voyage solitaire vers la foi par le biais d’un esprit en recherche. L’apostolat intellectuel joue un rôle clé en montrant la cohérence et la beauté de l’enseignement catholique, en stimulant les esprits façonnés par la logique informatique à des envolées métaphysiques.

Si la théologie catholique interpelle et satisfait l’intellect, elle ne se limite pas à des formes discursives. Elle fait appel à tout notre être. Elle fait appel à notre sensibilité. Pour illustrer cette quatrième caractéristique de la catholicité, je ferai appel à un témoignage extérieur, pour ainsi dire. Il y a quelques années, Navid Kermani, orientaliste et romancier allemand, a publié un livre d’essais sur l’art chrétien. C’est un livre remarquable par sa perspicacité, d’autant plus que son auteur, d’origine iranienne, est un musulman chiite. Avec empathie et perspicacité, Kermani réfléchit à la manière dont l’âme catholique a cherché à s’exprimer par l’image au fil des siècles. Il fait des observations originales et perspicaces parce qu’il a cette distance par rapport au sujet qui lui permet d’avoir une vision globale, attentive à l’étrangeté des motifs que les chrétiens, aveuglés par la familiarité, ne remarquent pas. Dans un essai, Kermani fait une déclaration particulièrement significative. Bien que son engagement prolongé dans la créativité chrétienne ne l’ait pas converti, il écrit qu’il l’a conduit à « reconnaître, ou mieux encore, à sentir, pourquoi le christianisme est une possibilité ». Pour déverrouiller cette porte de la perception, fermée à double tour à une époque athée, l’héritage de la musique, des arts visuels et de l’ars celebrandi de l’Église peut être au moins aussi efficace qu’une multitude de mots, comme ce fut le cas pour saint Augustin à Milan ou, cinq siècles plus tard, pour les envoyés du roi Vladimir à la cour de Constantinople. Dans ce domaine également, des normes strictes doivent être respectées. Lorsque la communication de la vérité est en jeu, il n’y a pas de place pour la médiocrité. L’intégrité du culte débordera dans la charité envers les pauvres et dans l’établissement de la paix selon les termes évangéliques, fondés sur la justice.

La théologie catholique est donc compatissante et ouverte, tout en ayant des limites clairement définies ; elle s’enracine constamment dans la révélation divine et le dépôt de la foi afin de trouver des réponses adéquates et surnaturelles aux questions contemporaines ; « compacte en elle-même » (cf. Psaume 122. 3), elle a la solidité nécessaire pour soutenir la tension intellectuelle et énoncer avec cohérence et confiance l’espérance qui lui est confiée ; elle s’efforce d’exprimer cette espérance, qui fait sortir l’homme de l’autoréférentialité pour le faire participer à la nature divine (cf. 2 Pierre 1.4), non seulement dans l’enseignement discursif, mais aussi dans l’art, dans la célébration du mystère de la foi et dans la juste charité.

L’Aggiornamento d’un autre jour

Rien de tout cela n’est controversé en principe. La controverse surgit d’un autre angle. La plupart des discussions sur ce qui est ou n’est pas catholique sont actuellement menées non pas sur la base de principes, mais sur la base de la sensibilité. Ici, les désaccords sont nombreux. Permettez-moi de présenter mon point de vue de manière anecdotique. Début 2018, alors que j’étais abbé de mon monastère en Angleterre, j’ai demandé qu’une vie de Paul VI soit lue dans le réfectoire, pour accompagner le dîner des frères. Paul VI devait être canonisé cet automne-là. Il semblait opportun de revenir sur sa vie et sa carrière. Nous avions dans notre bibliothèque l’ouvrage de référence en anglais, Paul VI : The First Modern Pope de Peter Hebblethwaite, et c’est donc ce volume que nous avons choisi.

Après la lecture de la première partie, un de nos jeunes moines, un homme de bon sens d’une vingtaine d’années, vint me voir. Il me fit remarquer que l’auteur, en introduisant son sujet, avait utilisé trois fois l’adjectif « moderne » sur la première demi-page. Je vérifiai. Il avait raison. Hebblethwaite qualifie Paul VI de « pape moderne », d' »homme moderne », et ajoute qu’il fut « moderne » surtout en mettant en œuvre Vatican II.

Ce langage en dit plus sur l’auteur que sur son sujet. Hebblethwaite est né en 1930. Devenu jésuite en 1948, il passa un quart de siècle dans la Compagnie avant de la quitter pour se marier. Il resta jusqu’à un âge avancé un commentateur prolifique sur les questions ecclésiastiques. Il se serait volontiers considéré comme un homme « moderne ». Dans son introduction à la vie de Papa Montini, il dégage la confiance d’un catholique ‘moderne’. Cette confiance est liée à la réception du Concile. Hebblethwaite est sûr de savoir ce qui est juste à cet égard ; il est sûr de comprendre ce que le Concile signifie vraiment. Il fulmine contre le pape en fonction au moment de la publication, c’est-à-dire en l’an de grâce 1993. L’homme que nous vénérons aujourd’hui sous le nom de saint Jean-Paul II était pour Hebblethwaite un répudiateur des politiques de Paul VI, un démanteleur de l’héritage de Montini. À cet égard, le livre, qui est par ailleurs très recommandable, montre à la fois son âge et celui de son auteur.

D’après mon expérience, les « catholiques modernes » d’aujourd’hui qui s’identifient comme tels ont tendance à être octogénaires ou nonagénaires. Pour eux, être « moderne » est un insigne d’honneur, une garantie de leur marche sans faille vers un avenir splendide. Pour leurs arrière-petits-enfants, en revanche, le mot « moderne » a une consonance ancienne, un parfum de renfermé d’antan. Mon jeune frère du monastère ne méprisait pas la « modernité ». Il était trop réfléchi pour cela. Mais qualifier quelqu’un de « moderne » lui paraissait un faible éloge. Cette notion ne lui inspirait ni confiance ni enthousiasme.

Cette évolution de la sensibilité ne peut être attribuée à un simple balancier mécanique, selon lequel chaque nouvelle génération se rebelle contre celle qui l’a précédée. Il s’agit d’un changement décisif et vérifiable. Je pense à mes parents, plus ou moins de la génération d’Hebblethwaite. Pour eux, il était évident que le monde s’améliorait de jour en jour. L’évangile du progrès, typique des années d’après-guerre, avait formé leur vision de la réalité. Il était devenu, pour utiliser un mot à la mode, leur paradigme. On comprend pourquoi. Avoir vécu l’horreur d’une guerre qui menaçait d’anéantir tout le monde, puis avoir vu le monde se reconstituer, aidé par des progrès scientifiques et technologiques insoupçonnés, tant de choses devenant plus faciles, donnait un sentiment enivrant du potentiel salvateur de la modernité. Si nous pouvons envoyer des hommes sur la lune, lire les journaux en ligne, avoir des lave-vaisselle qui laissent les verres étincelants, alors tout est possible !

Face à cet état d’esprit, je me sens positivement Jérémien. Ma mélancolie n’est cependant rien comparée à celle des jeunes de 20 ans d’aujourd’hui, qui pourraient être mes enfants. Souvent, ce qu’ils voient, c’est un monde à la dérive, une escalade d’un potentiel destructeur phénoménal rendue manifeste par les risques environnementaux, politiques, terroristes et numériques. Ils voient une société en lambeaux et se tournent vers leurs aînés pour leur demander : « Comment avez-vous pu laisser faire cela ? La question est pertinente, mais elle n’est souvent ni entendue ni prise en compte par ceux à qui elle est adressée.

Les termes changent avec le passage des générations. La « modernité » que Peter Hebblethwaite considérait il y a trente ans comme un synonyme de « réalité » a cessé d’exister. Les historiens de la culture la considèrent comme morte et l’ont remplacée par la postmodernité. D’aucuns affirment que nous vivons aujourd’hui une époque post-postmoderne. En ce qui concerne l’Église, celle que nous aimons et que nous voulons servir, ce fait est essentiel. L’optimisme catholique de l’époque du Concile – optimisme quant à l’engagement dans le monde, à la culture séculière, à la possibilité de dialogue – apparaît, dans la perspective de 2024, d’une naïveté touchante ou coupable. Il est révélateur que la Constitution conciliaire qui peut nous sembler la plus datée soit Gaudium et Spes, qualifiée de « Constitutio pastoralis de Ecclesia in mundo huius temporis », un titre que la version anglaise officielle a rendu par  » Pastoral Constitution on the Church in the Modern World « , comme si le présent était destiné à rester « moderne » pour toujours (ne n’est pas le cas de version française officielle NDLBD).

Lorsqu’un jeune catholique occidental examine aujourd’hui la vie catholique des cinquante dernières années, il est peu probable, comme je l’ai constaté, qu’il se sente exalté. Ce que les jeunes voient en regardant en arrière n’est pas la glorieuse réalisation des promesses « modernes », mais un rapide effritement : le vidage des séminaires et des maisons religieuses, le vieillissement des congrégations, l’appauvrissement liturgique, l’imprécision croissante de l’enseignement, la perte de crédibilité, en particulier au vu du terrible héritage des abus sexuels. Je ne dis pas que cette liste est objective ou exhaustive ; je dis simplement que c’est ce que de nombreux jeunes catholiques associent à la « modernité » catholique et à ses fruits. Ils se méfient du recyclage des mots d’ordre de cette époque : appels à un « nouveau printemps », à un inclusivisme sans jugement, etc. Leur souci est de faire en sorte que ce qu’ils considèrent comme une Église informe reprenne forme, prenne position et reconquière sa dignité. Nous devons nous intéresser intelligemment à cette perspective contemporaine sur le « moderne ». Nous devons rechercher, « enracinés et édifiés en [Christ] » (Colossiens 2.7), un renouveau de fidélité, de sainteté, de cohérence et de zèle catholique qui ne soit pas lié à une rhétorique qui n’a plus de sens.

Il est trop facile de qualifier les hommes et les femmes mal à l’aise avec le catholicisme « moderne » de traditionalistes sans cervelle ou de les accuser d’emblée d’être en opposition avec le Concile Vatican II. En effet, le Concile est rarement un sujet de controverse. Ce qui pose question, c’est la manière dont il a été appliqué ou instrumentalisé. Le malaise naît d’un sentiment de perte, qui se traduit par un chagrin. Je peux m’identifier à ce sentiment de perte, à ce chagrin. Au cours de mes années en tant que supérieur monastique, désireux de travailler aussi bien que je le pouvais humainement pour permettre un avenir dans un contexte marqué par le contraire de l’épanouissement, j’ai souvent eu l’impression d’avoir les mains liées. Un abbé, dit saint Benoît, est quelqu’un qui fait sortir de la réserve des choses « nouvelles et anciennes ». C’est difficile à faire quand tant de choses anciennes ont été qualifiées de dépassées et mises au rebut. En termes de liturgie, de coutumes et d’observance, la plupart des communautés catholiques naviguent encore dans le sillage d’une tornade. Elles sont les héritières ointes d’un projet d’aggiornamento, mais le soleil s’est couché depuis longtemps sur le giorno par lequel ce projet a été défini. Beaucoup de ses éléments « modernes » sont fossilisés, sympathiques mais sans vie. La confiance dans le projet a en grande partie disparu.

La maison ecclésiale commune, énergiquement dépouillée et réaménagée il y a un demi-siècle selon la mode, avec des gadgets alors à la pointe de la technologie, est devenue vide, peu pratique et inhospitalière pour beaucoup. On remarque des défauts de conception que seul le temps peut révéler. On regarde les combinaisons de couleurs et on se demande comment quelqu’un a pu choisir cela. On se demande ce qu’il est advenu de tous les vieux meubles, de tous les vieux livres. En ce qui concerne les paroles de saint Benoît, citées plus haut, je me suis souvent senti, en tant qu’abbé, comme le conservateur d’une collection de belles icônes qu’il n’était pas autorisé à exposer ; qui devait exposer à la place une quantité de peintures au doigt faites à l’école locale ; dont on attendait qu’il dise (et, idéalement, qu’il pense) que les peintures au doigt étaient meilleures ; et tout cela, longtemps après que la plupart des enfants qui les avaient faites avaient quitté l’école et étaient rentrés chez eux.

L’entreprise de mise à jour post-conciliaire était entièrement destinée au renouveau, menée avec une bonne volonté admirable, du courage, une espérance généreuse, et souvent une myopie considérable. Dans de nombreux cas, elle n’a pas porté les fruits qu’elle était censée porter. Après des décennies d’auto-affirmation, il est temps de l’admettre, non pas pour tirer un trait sur une période dont les grâces et les acquis sont incontestables, mais pour ne plus compter a priori sur le changement permanent comme moyen de négocier les crises, pour s’attacher plutôt à ce qui dure, pour rechercher la stabilité. Gilgamesh, où erres-tu ? Ces mots prononcés il y a longtemps nous interpellent. Elles appellent une réponse réfléchie, que nous errions seuls, en petits groupes ou en synodes compacts.

Changement d’époque

Notre Saint-Père affirme régulièrement, tout récemment dans un texte appelant à « un changement de paradigme, une révolution culturelle courageuse » dans la réflexion théologique, que nous vivons « non seulement une époque de changement, mais un changement d’époque ». À un certain niveau, cela va de soi. Notre société est en mouvement. Elle est confrontée à des transformations constantes. Si l’on considère la période que nous avons étudiée, on pourrait citer la révolution culturelle de 1968, la chute du mur de Berlin en 1989, la montée en puissance de l’internet dans les années 1990 et la reconnaissance générale du changement climatique mondial dans les années 2000 comme des exemples de changement d’époque, chacun ayant donné lieu à un ajustement des paradigmes et à des tournants culturels. Nous pourrions facilement allonger la liste.

Nous trouvons également des exemples d’affirmations visant à changer l’époque qui se sont révélées prématurées. Il y a à peine 24 mois, il était courant de parler du Covid19 comme annonciateur d’une nouvelle ère. Entre-temps, le virus a été apprivoisé dans la plupart des endroits. Là où je vis, il est désormais traité au même titre que la grippe ordinaire. Notre penchant à diviser et à subdiviser les « époques » ne risque-t-il pas d’être une concession rhétorique à l’enchantement d’un mythe progressiste ? N’y a-t-il pas, dans l’état d’esprit d’exceptionnalisme de notre époque, comme si elle appelait nécessairement des mesures jusqu’alors impensées, un narcissisme implicite, une volonté de se prouver que l’on est spécial ?

Dans le cadre de la pensée laïque, cette tendance est ennuyeuse et limitative. La décontextualisation du présent, née d’une mémoire défaillante ou déçue, peut conduire à des erreurs de lecture catastrophiques des situations d’urgence. Nous le constatons chaque jour en lisant les journaux. Des auteurs ou des cercles d’auteurs qui, sûrs de la nouveauté inédite de leur intuition, ne citent qu’eux-mêmes, considérant tout le reste comme dépassé, aspirent en effet à réécrire la réalité à la première personne, qu’elle soit du singulier ou du pluriel. De tels essais peuvent créer des sensations fortes pendant un moment ou deux, mais ils sont voués à un oubli rapide. La réalité est ainsi faite qu’elle ne se laissera pas longtemps réduire à une abstraction.

Lorsque l’oubli né des présupposés progressistes s’insinue dans le discours de l’Église, les enjeux sont plus importants. Le kérygme chrétien est fondé sur l’irruption de l’éternité dans le temps. Cela implique que les coordonnées essentielles sont et doivent rester constantes. Pensons à l’acclamation prononcée par le prêtre au début de la veillée pascale. Inscrivant sur le cierge pascal la forme de la croix, emblème de la mort vaincue, il s’écrie : « Le Christ, hier et aujourd’hui, commencement et fin de toutes choses, Alpha et Oméga ; à lui, le temps et l’éternité, à lui, la gloire et la puissance pour les siècles sans fin. » Cette vision capitale, source d’exultation, est résumée dans la devise des Chartreux, Stat crux dum volvitur orbis, « la Croix demeure tandis que le monde tourne ». Elle nous permet de faire une affirmation audacieuse : l’engagement chrétien dans le monde n’a en réalité qu’un seul paradigme décisif. Ce paradigme est inhérent à la plénitude de la foi de l’Église dans le Christ, définie par les conciles, transmise à travers un patrimoine de théologie, de liturgie, de culture et d’action caritative.

Lorsque Giovanni Battista Montini devint archevêque de Milan en 1954, Pie XII le convoqua à une audience. À la fin de l’audience, lorsque Montini se leva pour partir, le pape vieillissant et malade lui donna un seul conseil : « Depositum custodi », citant la deuxième lettre de saint Paul à Timothée (1.14). Il s’agit d’une phrase essentielle. La notion de depositum fidei est ancienne. Elle fait référence à la plénitude de la foi telle qu’elle est contenue dans l’Écriture et la Tradition. Elle représente ce sans quoi le christianisme cesse d’être lui-même. Il ne s’agit cependant pas d’une notion statique. Le dépôt trouve toujours de nouvelles façons de s’exprimer. Il parle de nombreuses langues et revêt différentes formes culturelles. Trouver sa juste articulation dans le présent est le défi de chaque génération. Ce qui compte, c’est de ne pas le réduire à moins que lui-même. Montini succéda au cardinal Schuster à Milan dans une période de troubles. Le pape en était plus conscient que la plupart des autres. Il ne demanda pas à Montini d’être un disque rayé – de continuer à dire de vieilles vérités avec de vieilles méthodes. Il connaissait trop bien Montini, cet intellect en recherche, ce prêtre sensible. Ce qu’il lui dit, c’est : va et sois le pasteur de ton troupeau bigarré et dispersé ; trouve des mots et des gestes qu’ils soient capables de comprendre, mais ne compromets pas la vérité ; aie confiance que le dépôt qui t’a été confié contiendra le germe des réponses dont tu as besoin pour répondre aux questions d’aujourd’hui ; vis à partir de ce dépôt, creuse-le et creuse profondément. C’est ainsi que Montini expliqua les mots du pape dans son discours inaugural à Milan, présentant la vaste tradition de l’Église comme une source de pertinence, de nouveauté et d’originalité pérennes.

Des années plus tard, alors qu’il était devenu « le premier pape moderne », Montini était angoissé par la facilité avec laquelle les catholiques réduisaient ce grand don, transformant une réalité grandiose et sacrée en un objet de poche. Je pense par exemple à la lettre passionnée qu’il adressa aux ordres religieux le 15 août 1966. Consterné par le rejet généralisé et massif d’un précieux patrimoine liturgique, le pape se déclare « troublé et attristé ». Il s’interroge sur l’origine « de cette nouvelle façon de penser et de ce soudain dégoût pour le passé », implorant tous « de ne pas laisser tarir cette source à laquelle, jusqu’à présent, ils ont eux-mêmes bu à pleines gorgées ». Peu nombreux sont ceux qui écoutèrent les paroles du souverain pontife. Convaincus, précisément, de bâtir une nouvelle époque, la plupart de ceux à qui il s’adressait considéraient la nouveauté comme un impératif non négociable. Beaucoup de leurs efforts les plus louables ressemblent aujourd’hui à des ondulations dans la mer, loin vers l’horizon.

J’ai commencé cette conférence en évoquant l’agitation d’un homme qui a vécu il y a près de 5 000 ans. J’ai suggéré que la situation fondamentale de la condition humaine n’a pas beaucoup changé depuis lors. Les géologues mesurent les époques en milliers d’années. Nous pouvons apprendre d’eux. Pour ce qui est de l’essentiel, l’époque de Gilgamesh est toujours la nôtre. Sigrid Undset écrivit un jour : « Les coutumes et les conventions changent beaucoup avec le temps, la foi de l’homme se modifie et il pense différemment à propos de beaucoup de choses. Mais le cœur de l’homme ne change pas du tout, à aucun moment ». Il ne s’agit pas de déprécier l’homme. Non, il montre son noble héritage, l’invitant à se comprendre à la lumière de tout cela. N’est-il pas réconfortant que nous puissions nous reconnaître dans la tempête qui secoua le cœur de Gilgamesh ? Tout effort sérieux de compréhension de l’homme doit appliquer une herméneutique de la continuité. Cela me semble évident. Dans un contexte chrétien, cela devient axiomatique, une conséquence nécessaire de l’incarnation du Verbe.

Dans l’épopée de Gilgamesh, le dieu du soleil Shamash demande au roi d’Uruk :  » Où erres-tu ? « . La tâche de l’Église est de poser cette question aux femmes et aux hommes de notre temps, en leur proposant une direction. L’épopée de Gilgamesh a pris forme à l’époque qui fournit les preuves primordiales d’un Dieu à la fois révélé et caché par un nom ineffable, le tétragramme. Uruk n’est pas loin de l’Ur des Chaldéens, où Abram entendit l’appel : « Quitte ton pays, ton lieu de naissance et la maison de ton père, et va dans le pays que je te montrerai ». Cet appel reste pour nous exemplaire, une invitation à nous mettre en route en tant que pèlerins. Abram, cependant, n’a pas été appelé à quitter Ur pour le plaisir du voyage, mais pour se rendre sur une terre qui serait pour lui, et pour ses enfants, sa propre demeure. Il l’a parcourue de long en large, la revendiquant pour le Seigneur. Il y a creusé des puits au profit d’Isaac, son fils, et de sa descendance. Examinons brièvement ces puits.

Nous pouvons partir du vingt-sixième chapitre du livre de la Genèse. Il raconte comment Isaac, fuyant une famine, se rendit à Gerar, au sud-ouest de Gaza, pour séjourner chez Abimelech, roi des Philistins. Contrairement à ce qu’il était raisonnable d’attendre, il prospéra en exil, obtenant du bétail et des troupeaux. Les Philistins l’enviaient. Que firent-ils ? Ils procédèrent au sabotage contre lequel les bergers nomades étaient le plus vulnérables. Ils « bouchèrent et comblèrent de terre tous les puits que les serviteurs du père [d’Isaac] avaient creusés du temps d’Abraham son père ».

Isaac ne subit pas de revers fatal. Pourquoi ? Il se souvint de l’emplacement des puits. Il creusa de nouveau les puits d’eau qui avaient été creusés du temps d’Abraham, son père, et leur donna les noms que son père leur avait donnés. Il creusa ensuite une série de nouveaux puits. Cela fait, une nuit, à Beersheba, le Seigneur lui apparut et lui dit : « Je suis le Dieu d’Abraham, ton père ; ne crains pas, car je suis avec toi, je te bénirai et je multiplierai ta descendance ». Isaac y construisit un autel en souvenir, dressa sa tente et, pour faire bonne mesure, creusa encore un autre puits.

J’aime le point de vue d’Origène sur cette histoire. Son œil d’aigle a vu dans le déroulement des événements une parabole pour la vie de foi. En Isaac, il voyait un type du Christ. Ce Isaac, notre Sauveur, en entrant dans la vallée de Guérar, voulut tout d’abord creuser les puits creusés autrefois par les serviteurs de son père, renouvelant les puits de la loi et des prophètes, que les Philistins avaient remplis de terre ». Pour Origène, la « terre » qui bouchait les puits était une vision trop terrestre qui bloquait le jaillissement de l’eau vive, éteignant l’Esprit (cf. 1 Th 5.19). Pour progresser vers l’accomplissement de la promesse de Dieu, il faut d’abord regarder en arrière, se tourner ad fontes comme l’a enseigné Vatican II, et profiter des bénédictions passées.

Le récit de la Genèse parle ensuite de nouveaux puits. Isaac les creusa au fur et à mesure qu’il avançait sur son chemin, en suivant les conseils de Dieu, pour faire face aux nouvelles circonstances qui se présentaient à lui. Jésus, qu’Isaac préfigure, creusa de la même manière. Origène se réjouit du fait que le troisième puits d’Isaac, l’œuvre de ses mains, s’appelle Rehoboth, ce qui signifie « largeur ». En effet, dit-il, Isaac s’est maintenant étendu et a fait en sorte que son nom s’étende sur toute la terre, en la remplissant du nom de la Trinité. Le Nouvel Isaac révèle de manière définitive l’étendue du mystère de Dieu. De cette révélation, les évangélistes de tous les temps, y compris le nôtre, reçoivent leur mission : porter le nom salvateur de Jésus jusqu’aux extrémités de la terre, en creusant des puits en son nom.

Origène, qui ne se contente pas de la surface des choses, décela un troisième niveau de signification dans le creusement d’Isaac en le faisant résonner au sein d’une histoire racontée dans le quatrième chapitre de Jean. S’entretenant avec la Samaritaine, le Christ utilise le travail lié au puits d’un village pour expliquer les réalités spirituelles : Celui qui boira de l’eau que je donnerai n’aura jamais soif ; elle deviendra en lui une source d’eau vive qui jaillira pour la vie éternelle ». Origène n’en doute pas : voici la clé qui ouvre l’antique entreprise d’Isaac. Le Verbe de Dieu est présent parmi nous », dit-il, « et voici ce qu’il fait maintenant : de l’âme de chacun de vous, il veut extraire la terre accumulée pour ouvrir votre source. Car la source est en vous, elle ne jaillit pas d’ailleurs, de même que le royaume de Dieu est en vous ». En chacun de nous, le Nouvel Isaac travaille, débarrassant nos prétentions et nos attachements minables, désireux de rendre nos âmes « larges ». Il débarrasse la source que nous portons de tout ce qui l’encrasse pour que, de goutte à goutte, elle devienne une fontaine sanctifiante.

Conclusion

Je me demande parfois ce que les historiens mettront en évidence dans 500 ans lorsqu’ils analyseront l’histoire de l’Église à la fin du vingtième et au début du vingt-et-unième siècle. Y verront-ils la charnière des époques, un âge défini par « le Concile » ou « le Synode », un temps de renouveau et de grande innovation ? Peut-être. Mais peut-être pas. Ce que nous considérons comme une entreprise gigantesque hic et nunc, parce que nous nous y identifions, n’est pas nécessairement ce qui laisse une marque durable sur le processus historique. Les influences décisives sont souvent plus subtiles. Peut-être que les historiens de l’avenir, en nous regardant, mettront en évidence, non pas les grands mouvements et les grandes secousses, mais plutôt certaines reconquêtes de la tradition qui représentent le déblocage des puits. Il n’est pas invraisemblable, par exemple, que la page et demie consacrée à notre époque dans une histoire de l’Église du vingt-sixième siècle commence par l’observation suivante : « C’est l’époque de la redécouverte d’Origène », soulignant moins les événements que les intuitions qui préparent et sous-tendent un mouvement spirituel et intellectuel dont nous sommes encore incapables de mesurer l’impact durable.

L’exemple de Gilgamesh nous apprend que les monuments et les conquêtes, même s’ils font beaucoup de bruit, sont périssables. Ce qui demeure est d’un autre ordre. Ce qui demeure, c’est la tempête du cœur humain qui défie les époques et la résilience des mots vraiment significatifs. Recueillir ces mots, les laisser résonner dans le cœur et les examiner avec l’esprit, c’est la prérogative et le devoir de l’homme. Pour accomplir ce devoir, nous avons besoin d’une norme d’évaluation. L’Écriture relate la prise de conscience croissante d’une parole unique, donnée par Dieu, qui donne un sens à toutes les autres paroles et les ordonne. Dans la plénitude des temps, cette Parole s’est faite chair. Elle a révélé un visage et un nom devant lesquels tout genou fléchira, au ciel, sur la terre et sous la terre (cf. Ph 2.10). La Parole dernière et durable, devine-t-on, transcende l’immense multitude des paroles prononcées dans le temps, les entraînant vers un ensemble intelligible dont la véritable finalité n’est pas le discours mais la louange, dans une communion cosmique d’hommage.

L’un des sermons d’Origène sur l’Exode raconte le don de la manne dans le désert. Le Seigneur dit au peuple : « Le matin, vous mangerez du pain à satiété » (16.12). Origène lut ce verset comme une référence au Christ, l’Étoile du matin, venu pour faire toutes choses nouvelles. L’édition des Sermons d’Origène dans la collection Sources chrétiennes a été préparée par le père Henri de Lubac. Le savant jésuite se permit, à ce stade, une note de bas de page en guise d’expostulation. Rompant avec les conventions austères de l’appareil savant, il écrit sur la manne du matin :

Pour Origène, le Christ redonne à un monde vieillissant une jeunesse perpétuelle. Ainsi s’exprime le sentiment d’allégresse réfléchie qui a porté les premières communautés chrétiennes, conscientes à la fois d’être les héritières d’une tradition très ancienne et d’incarner un monde nouveau. Il dépend encore du chrétien d’aujourd’hui que le christianisme apparaisse à tous comme la jeunesse et l’espérance du monde.

Nous relèverons ce défi si nous restons enracinés dans le Christ, Lumen gentium ; si nous vivons et travaillons « par lui, avec lui et en lui », en le laissant être le paradigme définissant toutes nos aspirations. Ce faisant, nous pourrions découvrir que nos crises actuelles ont en fait beaucoup en commun avec les crises du passé. Dans une encyclique datée du 1er novembre 1914, alors que le monde s’enfonçait dans une spirale d’autodestruction, le pape Benoît XV se déclarait convaincu que la seule façon d’affronter avec une intégrité chrétienne la fin de la civilisation était de se concentrer résolument sur l’action salvatrice du Christ, en laissant les processus du monde s’expliquer par elle, et non l’inverse. L’adage « Non nova, sed noviter » est la lumière qui nous guide en ces temps cataclysmiques, déclarait le souverain pontife. Il n’est ni opportun ni nécessaire d’inventer sans cesse de nouvelles choses ; nous devons d’abord utiliser et appliquer ce qui nous a été donné de manière nouvelle, en nous inscrivant avec confiance dans un contexte providentiel où mille ans sont comme un jour (2 Pierre 3.8).

Le monde qui nous entoure est emporté par un rythme qui s’apparente de plus en plus à celui d’une danse macabre. Ses multiples voix s’entrechoquent dans une cacophonie souvent effrayante. Il n’y a pas de partition établie, personne ne dirige. Il faut donner un autre rythme, quitte à s’attirer les foudres de la foule qui tourbillonne à toute vitesse. Nous devons être à l’écoute de la note parfaite et pénétrante qui, seule, permet d’accorder nos instruments de manière symphonique. Le mystique du XIVe siècle Jan van Ruysbroec voyait dans le Christ le chef d’orchestre d’une symphonie universelle capable d’intégrer les gémissements de la création qui attend, dans les affres de l’enfantement, la pleine rédemption des fils de Dieu. Dans cette symphonie, les voix de notre temps résonnent en harmonie avec celles d’Abraham et de Gilgamesh. Maintenir vivante cette musique significative et pleine d’espoir est l’obligation, la mission et le sublime privilège de l’Église.

Erik Varden est moine et évêque, né en Norvège en 1974. En 2002, après dix ans à l’université de Cambridge, il rejoint l’abbaye du Mont-Saint-Bernard dans la forêt de Charnwood. Le pape François l’a nommé évêque de Trondheim en 2019.

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